Le texte ou les images qui suivent ont été généreusement communiqués par Madame Marie-Magdeleine GEORGES, arrière petite-nièce de Lucien PIGNOL qui fut à l'orgine, par son travail et sa volonté, de l'aménagement du quartier de Fabregas.
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LUCIEN Lucien, frère de l’originale Nana et de Julie, mon arrière-grand-mère, « caganiù » des enfants PIGNOL, comme on appelle en Provence le petit dernier, se maria avec Valérie Gérard. De ce mariage naquit un premier enfant qui mourut au bout de quelques mois ; puis Ludovic vit le jour sans que son existence terrestre soit mise en péril. Ce fut sa maman, Valérie qui succomba à une épidémie de variole alors que Ludovic n’avait que 3 ans et demi. Veuf et dépressif, Lucien mena à bien son travail de menuisier ébéniste pour lequel il était vraiment doué mais confia son petit garçon à sa famille. Ludovic, ne se souvenant de sa mère que par le bas de sa robe auquel il s’accrochait pour marcher, passa donc son enfance choyé par ses tantes et sa grand-mère paternelle ; comme il n’avait que 12 ans d’écart avec ma grand-mère, sa cousine germaine, ils se considérèrent dès lors comme frère et sœur ; quand ma mère naquit, il avait 13 ans lui-même : elle fut donc pour lui sa petite sœur! Comme les membres de la famille PIGNOL habitaient tous le même quartier (avenue Gambetta), ils s’entraidaient régulièrement et il ne se passait pas un jour sans qu’ils se soient tous vus. Quand Lucien rentrait de son travail, la fatigue aidant et le peu d’enthousiasme à rentrer dans un appartement où sa compagne était désormais absente à jamais, il se sentait envahi par une déprime profonde. Il finit toutefois par se remarier quatorze ans après son veuvage avec une bretonne du nom de Françoise Marrec, veuve elle-même. Quinze mois plus tard, ils eurent ensemble une fille qui mourut au bout de quelques mois ; décidément chacun de ses premiers nés était destiné à la mort ! L’année suivante en 1920 une autre fille naquit qu’ils appelèrent Augusta et qu’on nomma toute sa vie « Doudou ». C’était une beauté ! Ma mère, sa cousine de huit ans son aînée, s’émerveilla devant le berceau où elle découvrit ce tout nouveau chérubin, semblable au plus beau des poupons. « Doudou » tirait sa beauté de son père mais en hérita aussi les aspects facétieux des PIGNOL ! Lucien avait acquis grâce à ses économies une petite bâtisse « La Sauvageonne » et un terrain sis face à la plage de FABREGAS, quartier sud de La Seyne où la terre, composée d’argile et de minerai de fer offrait aux passants un spectacle bien insolite d’une roche et d’un sol grenat dont on pourrait croire qu’il contenait de la bauxite. Surnommées « terres gastes » ce qui signifie « terre inculte », ce sol accueillait pourtant en abondance des palmiers, des agaves, des aloès, des arbousiers, quelques chênes liège et des pins sur un lit touffu de cistes, de térébinthes, (pistachiers lentisques aux bouquets de graines carmin) de nerprun, de genévriers cade ou commun…. Le vert de cette végétation gagnait en intensité sur ce fond chaudement coloré ! Au printemps ce maquis vert se parait richement du jaune safrané des Argelas ou des genêts d’Espagne, du mauve des fleurs de Cistes cotonneux et du blanc des Asphodèles ou des Cistes de Montpellier ou à feuilles de sauge. En contrebas le sable de la petite plage qui se lovait timidement dans la crique, arborait, contrairement aux plages voisines, une couleur grise dont l’originalité peut s’expliquer par l’observation de la roche ferrugineuse dont les bras tentaculaires et tortueux l’abritaient jalousement : la décomposition de son minerai de fer par la corrosion de la salinité de la méditerranée en est la cause. Ce qui faisait dire aux Seynois qui ne la boudaient pas malgré son aspect austère que ce sable avait un pouvoir fortifiant vu sa composition ! Au creux interne de cette crique s’alignaient parallèlement des cales de bois, les pieds dans le sable et le haut fiché dans la roche de couleur rouille très escarpée qui la dominait ; sur chacune d’elles était accroché un « pointu » (barque de pêcheur) aux couleurs gaies : rouge et banc, vert et blanc, bleu et vert ; sur ce lit à claire-voie et en pente les barques séchaient aisément en attendant, ainsi protégées et en sécurité une prochaine immersion. Si ces terres étaient généreuses en maquis, elles ne se prêtaient absolument pas à la culture. D’ailleurs les SEYNOIS ne s’y sont jamais laissé piéger : nos ancêtres de la préhistoire s’y seraient peut-être abrités, ne vivant que du produit de leur pêche ou de leur chasse (ces collines étaient giboyeuses) ; le nom de FABREGAS s’offre d’ailleurs à diverses supputations quant à son étymologie qui pourrait bien expliquer sa stérilité : Si actuellement, le quartier et ses collines en surplomb ont vu depuis quelques années, pousser comme des champignons des villas de tout style, la crique, la plage, la végétation restent les mêmes qu’autrefois ; de plus quelques cales juchées de pointus subsistent encore conférant à cette anse une éternelle et touchante originalité. Quand il acquit son terrain, Lucien ne s’inquiéta nullement de découvrir le sens étymologique du nom du quartier où il se situait ; pas plus qu’il ne fut dupe de l’utilisation agricole qu’il pourrait en tirer : il n’avait nulle intention de s’échiner sur une terre ingrate pour lui demander de produire des bons légumes ou des fruits ! Son travail de menuisier ébéniste lui rapportait de quoi nourrir sa famille ! Ce terrain, il ne l’avait acheté que pour ses loisirs : le Dimanche au lieu d’aller assister à la messe, il se levait tôt, et quand le temps le permettait, il partait à pied du centre ville pour se rendre sur ses terres ; il y déposait son sac et descendait vers la plage où il retrouvait des collègues, tous réunis pour un même loisir : la pêche ! La barque de Lucien avait été baptisée « Doudou » du nom dont sa fille se désignait tout bébé. Quand la mer enfuie au loin forçait les hommes à haler le pointu sur le sable, chacun donnait un coup de main à l’autre. Dans le calme matinal chaque pêcheur partait individuellement à force de rames sur l’onde paisible pour se rendre en un point qu’il jugeait poissonneux ! Alors, rames posées au sec dans la barque, le pêcheur lançait sa ligne, attendant patiemment que le bouchon de l’hameçon plongeât sous les eaux ce qui était le signal d’une bonne prise qu’il fallait vite retirer de son milieu marin. Le seau rempli à moitié d’eau de mer réceptionnait un à un les poissons les plus charnus. La matinée se déroulait ainsi paisiblement sur cet îlot balancé régulièrement par les vaguelettes qui clapotaient contre la coque. Quand le seau témoignait d’une généreuse récolte, Lucien reprenait ses rames et regagnait la plage où se regroupaient tous les pêcheurs. Il posait sur le sable son seau agité d’une mini tempête interne et hissait « Doudou » sur sa cale à laquelle il l’arrimait. Pas besoin de gazinière : entre quelques pierres on amoncelait des « feissino »= fagots de ramée, quelques branches de pins tombées au sol et qu’on débitait facilement à la main en raison de leur sécheresse et on y mettait le feu : sur ces braises le poisson encore imbibé d’eau de mer prenait un goût succulent. La famille des uns et des autres les avait souvent rejoints en cours de matinée : tous participaient à la préparation du plat de poisson ; les femmes ayant chacune apporté un complément au repas. On s’asseyait au sol ou sur une souche ou sur un pliant apporté de chez soi. On partageait ces richesses et on se délectait dans un climat amical ! La journée avait été profitable pour chacun : l’aller retour à pied remplaçait aisément tout sport, le grand air avait apporté du rose aux joues, le repas avait été sain et copieux, les enfants s’étaient livrés en toute sécurité à leurs jeux favoris, les adultes en bonne compagnie avaient gagné une sérénité certaine ! Grâce à sa nouvelle famille et à ces loisirs sains, Lucien avait enfin retrouvé la joie de vivre ! Est-ce de cette époque que date son surnom de « Pinson » ? (gai comme un pinson.. ?) A moins que ce ne fût par dérision qu’on le surnomma abusivement ainsi ? En tout cas j’ai plus souvent entendu cette appellation pour le désigner plutôt que son prénom ! Moi pourtant je l’appelais sobrement « Tonton Lucien » et à part des photos de lui sur sa barque en mer en compagnie de jeunes gens de la famille, le souvenir que j’en garde est surtout celui d’un homme âgé (c’était tout de même l’oncle de ma grand-mère !) mais robuste. Son sourire découvrait une magnifique rangée de dents bien blanches qu’il entretenait avec soin mais sans l’aide de la brosse ni du dentifrice : aux cours des repas il se gargarisait les dents avec application avant d’avaler le vin qu’il venait d’absorber dans sa bouche ; ainsi ses interstices dentaires étaient-ils préservés de leur rôle ingrat de garde-manger ! Sur le sol ferme, il se déplaçait souvent à bicyclette qu’il enfourchait vaillamment, le béret noir fiché sur sa chevelure blanche étoffée, surplombant une fière moustache blanche. Je revois cet homme posant un jour sa bécane dans la rue sous la fenêtre de notre appartement et retirant de son porte bagage un petit cageot qu’il nous offrit : à l’intérieur, je découvris quelques poissons qu’il venait de pêcher. C’étaient des sars mais pas n’importe quels sars, c’était des sars pêchés par tonton et pêché du matin à FABREGAS : double intérêt ! Ce terrain ombragé à souhait à « La Sauvageonne » faisait le bonheur des copains pique-niqueurs pêcheurs occasionnels mais ils rêvaient tout de même d’un meilleur confort ! Ils suggérèrent à Lucien de construire un abri où on entreposerait des chaises et des tables ainsi que des bouteilles qu’on mettrait à rafraîchir le moment venu dans l’eau de mer qu’on irait puiser avec des seaux. Lucien n’avait pas les mains handicapées et il se mit à la tâche, aidé de quelques copains. La buvette improvisée remporta un grand succès : les quelques riverains s’ennuyant loin de toutes animations, furent attirés par cet endroit convivial ; les hôtes se firent de plus en plus nombreux les Dimanches. Une fois de plus « Vox Populi, Vox Dei ! », les habitués des lieux encouragèrent le propriétaire à agrandir sa construction en y incluant une cuisine et une salle de restauration. La place y était, les lieux s’y prêtaient ! Lucien fit construire à côté de la cuisine une véranda attenante au coin bar et qui deviendrait salle de restauration avec vue sur la mer ! Sa femme s’occuperait de la cuisine et lui de servir au bar les dimanches et jours de fêtes ! Les fruits et légumes seraient livrés par un paysan voisin véhiculant son chargement sur une carriole. Lucien fit même installer un groupe électrogène qui généra l’électricité : c’était la première fois que l’électricité apportait ses bienfaits au quartier ! Pour faire toujours plus dans le spectaculaire, Lucien créa « La Fête de Fabrégas » qui rassembla une foule dense de riches propriétaires terriens voisins, des Seynois et des Toulonnais ; il ne manquait personne : ni « l’Anchoye », surnom donné par dérision à un pêcheur célibataire farfelu qui répandait à son passage une odeur proche de celle de l’anchois, ni « la Chique », un vieux mâchant de longue sa dose de tabac ; ni les scieurs de long ayant abandonné pour l’occasion leur besogne, ni le « gros François » si inséparable de son chien que l’animal accroché à ses pantalons dansait avec lui. Le matin l’aubade avait été donnée aux personnalités du quartier et l’après-midi on avait consacré quelques heures à un concours de boules avant que de se lancer sur la piste pour un bal des plus réussis. Les résidents du quartier apprécièrent cette création qui apportait un peu de vie dans leur isolement et bien vite l’exigence de la clientèle entraîna Lucien à ouvrir son resto-bar de plus en plus fréquemment ; si bien qu’il décida de résider sur place avec sa femme et sa petite Augusta dite « Doudou » « DOUDOU » Les parents, quelque peu laxistes, étant grandement occupés à servir la clientèle, laissèrent la bride souple au sujet de l’éducation de la fillette qui n’en reçut d’ailleurs aucune puisque livrée toute la journée à elle-même ! L’été et à la belle saison, Doudou étant seule maîtresse d’elle-même, s’appropriait les collines environnantes ou la plage : elle était une vraie sauvageonne aussi libre que Manon des sources ! En maillot de bain ou en robe légère, selon son gré, elle courait les sentiers odorants et épineux de la colline et de la forêt proche ou passait sa journée dans l’eau ! Quand la faim lui tenaillait le ventre, elle courait vers la cuisine du resto: chipait un morceau de pain, une tranche de jambon, s’en fabriquait sommairement un sandwich, se servait au passage une boisson quelconque et redescendait vers la crique en dévorant rapidement son pain jambon dont elle poursuivait l’engloutissement en marchant dans la mer ! Personne ne lui avait fait la moindre remarque ; tout juste si sa mère l’avait aperçue : elle avait la clef des champs et du moment qu’elle n’entravait pas la marche du commerce, tout allait pour le mieux ! Il aurait tout de même fallu songer à donner à cette enfant, à défaut d’éducation, l’instruction à laquelle elle avait droit ! Mais de ce devoir civique les parents ne semblaient pas trop se soucier : ce fut le demi-frère aîné, Ludovic, qui était marié depuis peu et dont le logement se situait en centre ville qui prit l’affaire en main et décida de prendre l’enfant en pension chez lui pour surveiller sa fréquentation scolaire et le suivi de ses études. Ce fut pour Doudou une série de chocs importants : il lui fallut quitter ses chères collines, abdiquer sa liberté, subir la discipline de l’éducation dirigée par son frère et sa belle-sœur et se soumettre à un rythme et des habitudes scolaires qui lui étaient totalement inconnus ! C’était beaucoup, beaucoup trop et trop soudain pour cette petite fille à qui on n’avait jamais imposé de barrière et de qui l’on n’avait jamais rien exigé ! Pour le jeune couple ce ne fut pas non plus une sinécure ; éduquer cette sauvageonne s’apparenta à un dur labeur agricole comme défricher un terrain embroussaillé jamais cultivé dans le but de voir un jour sortir de cette terre aussi inculte que celle des collines de Fabrégas de beaux fruits et des légumes comestibles! Une gageure ! Les choses n’allèrent pas sans mal pour les uns et pour les autres ! La jeune belle-sœur, nouvellement mariée, avait eu une vie bien différente dans sa jeunesse! Née dans un village de montagne en Savoie, Franceline, elle, avait dû dès son jeune âge prêter main forte aux travaux de la ferme : soigner les bêtes, aider la mère au travail de la maison, s’occuper des deux jeunes frères ; puis à l’âge de 11 ans on l’avait envoyé à Paris, à l’instar de beaucoup de petits Savoyards à l’époque, où elle fut placée chez des bourgeois comme bonne à tout faire ! C’est dire si le travail la connaissait, si elle avait été formatée par une discipline de fer, pliée à se soumettre ou obéir ! Aussi un monde d’incompréhension séparait-il les deux belles-sœurs ! Espiègle, donc indisciplinée, subissant avec très mauvaise grâce la rigueur de l’éducation voulue par son frère aîné, elle se lâchait avec délice lorsqu’on lui rendait sa liberté à Fabrégas le samedi soir et manquait rarement l’occasion de commettre des bêtises dont elle était certaine d’être vivement absoute. Au cours d’un repas familial, elle se rendit dans le poulailler, s’empara d’une poule, courut vers la salle à manger et jeta précipitamment cette volaille excitée dans la marmite contenant un bon civet. Non seulement le plat devint immangeable vu les apports « poulaillesques » de l’animal dans cette sauce mais la nappe et les convives furent gratifiés de magnifiques médaillons marrons sur leurs habits du Dimanche !!! Doudou avait treize ans lorsque sa maman qui n’avait guère pris soin de sa santé, mourut. Lucien glissa à nouveau dans un état de déprime et aurait bien laissé son affaire commerciale aller de Charybde en Sylla si personne n’était intervenu ! Ce fut à nouveau Ludovic et Franceline qui prirent les rênes de la chose. Ludovic s’attelait à la tâche pour tenir le bar sitôt son travail terminé aux Forges et Chantiers de la Méditerranée et essentiellement le samedi et le dimanche. Franceline, habituée à « travailler pour le monde », était une femme de ressources : étant libre de tout contrat de travail, elle fut toute désignée pour prendre en main la gestion et la cuisine du restaurant ; elle créa même à l’arrière de ce commerce une petite épicerie dont l’innovation enchanta tous les riverains. On baptisa les lieux du nom évocateur de « Beau Séjour-Fabrégas-Plage ». Cette présence active, efficace et dynamique contribua à dorer le blason de l’établissement ; seul restaurant de cette pointe de terre Seynoise en cette période d’entre deux guerres, il devint la référence notoire des Seynois, des Toulonnais et de tout le « gratin » des villes d’Aix, de Marseille (avocats du barreau et juges) voire de Paris (grâce à la société Paris-Provence dont le siège était au « château » voisin; des Russes blancs également aimaient à s’attabler chez PIGNOL ; l’établissement était aussi fréquenté par des riches s’adonnant au plaisir du nudisme sur la plage du Jonquet : bien sûr ils entraient au restaurant en tenue décente et discutaient sans aucune vulgarité ! Lucien étant membre actif de la SFIO, il mit un point d’honneur à convier dans son restaurant pour un banquet de hauts personnages politiques parmi les dirigeants de ce syndicat ; Léon Blum et Renaudel furent les hôtes privilégiés de l’établissement. La cuisine y était excellente, le service compétent et l’ambiance des plus familiales et des plus festives. Le dimanche à la belle saison, les chalands s’attablaient dans le jardin ombragé ou sur la terrasse face à la plage et au son d’un orchestre ou d’un disque mis sur « pick-up » la piste de danse ombragée emplissait son cercle de joyeux danseurs. Ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-père, Jean-Joseph Mirabeau, montaient à pied depuis La Seyne chaque Dimanche pour donner un sérieux coup de main au service : c’était pour eux plus une distraction qu’un travail tant ils appréciaient les lieux et l’ambiance. Ludovic, perpétuel anxieux, craignait toujours de mécontenter sa clientèle en la faisant attendre ; aussi à chaque entrée de la serveuse dans le bar, Ludovic devançait-il la commande qu’elle devait lui passer par un « vite ! vite ! » Ma mère qui tenait souvent ce rôle de serveuse et qui soutenait à un rythme d’enfer les week-ends de grosse bourre, montant et descendant les escaliers conduisant à la terrasse au sud ou à la piste de danse à l’opposé, lui répondait agacée : « eh ! vite !... Laisse-moi te passer la commande au lieu de dire : vite ! » C’est qu’il ne fallait pas faire pâlir le slogan qui qualifiait la maison : « Si vous voulez être servi sans faux col, Pourtant le confort était loin d’être parfait : de WC, point du tout ! Il fallait courir vers les vignes du château pour libérer sa vessie ou ses intestins : cela constituait un engrais naturel ! Madame l’amirale n’avait cure de ce soudard et souriait avec condescendance devant le comportement peu raffiné de ce voisin qui au demeurant était le plus serviable des hommes. Un alsacien fréquentait aussi les lieux : il avait emporté au bout de sa langue un peu de sa région natale et cette fantaisie linguistique lui conférait un rôle de vedette : « y pleut des p’tits couteaux ! » proférait-il sentencieusement lorsque des gouttelettes de pluie constellaient le sol de la terrasse. Doudou grandissait mais ne participait jamais au travail du commerce, son père avait pour elle des yeux d’admirateur et ne pouvait songer à faire bosser cette belle petite : elle se contentait d’y venir manger, dormir et d’être parfois spectatrice, mais rarement passive, des évènements truculents animant la vie du quartier. Evènement exceptionnel et notoire pour l’époque : un Africain vint un jour s’attabler au restaurant. Tous les regards convergeaient discrètement et même timidement vers lui: on avait bien entendu dire qu’il existait des hommes noirs dans le monde mais en voir un vrai de ses yeux, ça vous en coupait la chique ! Doudou, considérant cet étranger comme une chose extraordinaire, jugea qu’il fallait immortaliser l’évènement en le photographiant. Elle courut chercher son appareil photo : un gros machin noir lui aussi, avec un focus en accordéon noir et, prestement, sans lui en avoir demandé l’autorisation, s’approcha de l’homme et se permit de le photographier comme on le ferait d’un monument ou d’un site remarquable ! L’Africain, débarqué depuis peu de sa brousse, avait sans doute une très vague idée du fonctionnement de cet appareil mais malgré cette méconnaissance technique, il comprit au déclanchement du clic et du flash que la fille l’avait pris en photo ; il interpréta l’incident avec sa culture centre-africaine : la fille blanche était une sorcière et lui avait volé son image et donc son âme ce qui était très dangereux pour sa vie. Il se leva hors de lui, désespéré, en criant les yeux exorbités par la panique : « elle m’a mis dans la boîte, elle m’a mis dans la boîte ! … Je vais lui couper cabèche ! Je vais lui couper cabèche ! » Doudou, bien évidemment, avait prestement pris la fuite sitôt son forfait perpétré ; effrayée par les vociférations de l’homme, elle courut à toutes jambes, la peur lui tenaillant le ventre, jusque dans les collines surplombant la plage et se cacha dans le maquis où elle attendit après avoir relâché sa vessie que le soir tombe et que le coupeur de tête soit susceptible d’être parti ! Malgré l’assurance qu’on lui donna à son retour à la nuit tombée que l’homme avait quitté les lieux, calmé par les témoins qui avaient expliqué le comment de la chose et l’innocuité de cet appareil, elle garda longtemps la crainte vive de voir réapparaître l’Africain menaçant. Le quartier de FABREGAS, distant de 5 Km du centre ville, n’avait plus de liaison automobile depuis que la compagnie PELLEGRIN avait cédé ses Roulés. Jusqu’à la fin du XIX ° siècle pour joindre Fabrégas il fallait passer par les Moulières et traverser une ferme appartenant au domaine de Monsieur Pellicot. Une octogénaire patentée patientait un jour à cet emplacement : -Vous attendez de la famille, madame X ? La dite « petite » s’en revenait de TOULON ; elle pouvait voyager seule … elle avait soixante ans !!! Mais pour cette dame âgée, la petite était invariablement SA petite malgré son âge et le fait qu’elle se soit aventurée dans cette si grande ville voisine valait bien que sa mère fournisse l’effort d’aller quérir cette jeunesse…toute relative et puis cet évènement était un bon prétexte pour dégourdir ses vieilles jambes ! Madame l’Amirale devait un jour se rendre à TOULON chez son notaire pour signer des papiers importants ; elle avait rendez-vous à 10 h. Il lui fallait donc prendre le car de 8 h à FABREGAS pour rejoindre le centre ville SEYNOIS. Mais les dames et surtout les dames de la haute société en ce temps-là avaient toujours fort à faire pour se vêtir convenablement quand elles se rendaient, comme elle-même le devait, à un rendez-vous d’importance ; madame l’Amirale mit donc sa robe longue à volants, un corsage de dentelle, se mit une touche de parfum et un nuage de poudre, se para de quelques bijoux, enfila ses gants puis ses chaussures fines à lacets, ficha sur son chignon apprêté une capeline à voilette qu’elle dut arrimer efficacement afin de ne pas risquer son envol sous un coup de mistral qui ce jour-là soufflait avec arrogance. La lenteur de ces préparatifs accentuée par l’âge, mirent madame l’amirale en retard : elle arriva tout essoufflée devant la station de car au bord de plage à 8 h 6 minutes ; elle crut que l’absence du véhicule était due au retard de celui-ci mais elle comprit au bout de quelques instants qu’elle ne pouvait compter sur cette inexactitude espérée et, angoissée par ce fâcheux contretemps, remonta au café PIGNOL dans l’espoir bien mince d’y recevoir l’assurance que le car n’était pas encore arrivé: -Monsieur PIGNOL, le car n’est pas encore passé ce matin ? Ludovic alla quérir dans le hangar son vélo auquel il arrima sa carriole, roula sur la route jusque devant le restaurant et en descendit pour mieux gérer l’embarquement; Franceline sortit aider madame l’amirale à grimper dans le taxi de fortune et à s’asseoir le plus confortablement ou plutôt le moins inconfortablement possible à même les planches rugueuses en contrebas et à l’arrière du vélo ; elle glissa prestement un coussin dans le dos de la passagère pour atténuer les secousses probables qui allaient maltraiter le dos de la dame. Cachée derrière un rideau, Doudou avait écouté toute la conversation : jugeant que la solution proposée par son frère valait un scoop, paparazzi avant l’heure, elle se précipita dans l’appartement pour prendre son appareil photo et fixer pour l’éternité cet évènement cocasse ! Au moment où Ludovic remontait sur sa bécane et donnait le premier coup de pédale pour mouvoir sa calèche du pauvre transportant une reine chapeautée et voilée, Doudou apparut et déclencha l’appareil : l’amirale eut le temps de s’apercevoir du geste audacieux et s’écria : « Oh ! La petite coquine ! » et peut-être rajouta-t-elle « la petite garce ! » Mais elle n‘était pas en mesure de lui courir après pour la fustiger alors elle prit le partie d’en rire intérieurement et ne s’en offusqua guère: le ridicule ne tuant pas, elle se fit à l’idée que serait fixée à tout jamais sur la pellicule son expédition rocambolesque qu’elle avait somme toute acceptée dès le départ ! Lorsque la deuxième guerre fut déclarée, très vite, les vivres vinrent à manquer ; les étagères de l’épicerie se vidèrent peu à peu car la moralité de la maison s’opposait à tout marché noir ! Dans les assiettes le contenu était plus que maigre : on mangeait du bout des lèvres les insipides ersatz proposés par les allemands et on mettait en ébullition son imagination pour remplacer les aliments absents du marché ; les cosses de fèves après avoir été soigneusement raclées du velours blanc tapissant leur intérieur étaient bouillies et faisaient office de haricots qui avaient disparu du marché; les grains d’orge grillés donnaient un café bien liquide ; sur la très maigre ration de pommes de terre accordée à chacun, certains, se sacrifiant momentanément, en prélevaient une, la plantait dans un bout de terre exposée au soleil pour accélérer la maturation et espérer obtenir ce légume par multiple; si on avait la chance de posséder un bout de terrain on plantait du rutabaga qu’on cuisait ensuite. Plus de viande, le peu qui restait sur le marché passait par la filière du marché noir ; quant au poisson il semblait avoir déserté les côtes occupées par l’ennemi et saccagées par les bombardements. Un jour à table, chacun dans la famille Pignol faisait triste mine devant son assiette ultra restreinte ; un délire suscité par la faim s’empara de Nana : elle évoqua les bons plats qui s’offraient sur la table avant guerre :
Des obèses à cette époque il n’y en avait pas : du cholestérol non plus d’ailleurs ! Et pourtant on continuait à vivre et à travailler en rêvant de jours meilleurs qui tardaient vraiment trop à arriver !
GRANDEUR et DECADENCE La période d’avant guerre fut la plus faste pour le restaurant PIGNOL. Ce fut donc « la belle époque », celle où on offrait beaucoup de plaisirs aux clients : banquets, festins, fêtes locales, accueil chaleureux et familial ; on travaillait beaucoup aussi mais le travail rapportait des revenus. Lucien acheta encore à FABREGAS un cabanon sur une propriété boulevard GARNAULT et qu’il baptisa « La Brise des Pins ». Il fit agrandir le cabanon et il put s’y loger confortablement bercé en été par les stridulations incessantes des cigales peuplant les pins d’Alep de son terrain. Ludovic, lui, n’appréciait pas cette musique lancinante et disait ironiquement en jouant sur les sonorités des mots : « A FABREGAS on est en mer dès le matin » ce qui donnait à l’oreille « A FABREGAS on est emmerdé le matin (par les cigales)». Personnellement je me complaisais à me laisser bercer par ce chant estival en respirant voluptueusement les capiteuses senteurs sucrée de résine des pins. Franceline s’investissait à fond dans la gestion de ce restaurant-épicerie-bar-guinguette ; elle ne plaignait ni son temps ni son savoir-faire. Employée de son beau-père durant douze ans, elle ne fut pourtant jamais déclarée et ne reçut jamais de salaire officiel ce qui entraîna bien évidemment une absence totale de retraite ; à la fin de sa vie elle en éprouva une grande amertume grandement justifiée par la réalité des choses. Bien sûr durant la période où Ludovic et Francine vécurent et travaillèrent à Fabrégas, ils purent économiser l’argent du loyer et comme Franceline était très économe elle dut pouvoir parcimonieusement mettre de côté quelques bénéfices réalisés pendant la période faste et qui lui tenaient lieu de seul paiement pour son travail ! La clientèle s’étoffant de plus en plus, il fallut agrandir les locaux à plusieurs reprises puis les clients souhaitèrent trouver le gîte en plus du couvert, ils en firent part à Ludovic. Les travaux qu’auraient exigés les transformations nécessaires à l’aménagement des chambres auraient été trop onéreux. En 1936 des grèves paralysèrent l’activité des Forges et Chantiers de La Méditerranée ; des piquets de grèves empêchaient les hommes d’entrer au travail. Chacun connaissait les activités familiales de Ludovic en dehors du travail. Tous le croyaient très riche et propriétaire de l’établissement. Beaucoup le jalousaient et lui menaient la vie dure dans le bureau d’étude où il travaillait pensant qu’il mangeait le pain des autres et s’enrichissait indûment. Nul ne pouvait se douter que Ludovic et Franceline n’étaient que les « esclaves » du père PIGNOL et que rien ne leur appartenait.
Durant la guerre, l’établissement tourna au ralenti mais reçut encore pas mal de clients dont des officiers Russes et Allemands qui prenaient en ces lieux quelques instants de répit bien mérités. Ma mère se souvenait avec émotion du désespoir d’un de ces officiers Allemands lequel venait de recevoir un télégramme l’expédiant vers la Russie. Cet homme ne devait pas être un SS : au contraire peut-être par son attitude avait-il prouvé son désaccord avec Hitler ce qui avait entraîné cette nomination vers des contrées inhospitalières et glaciales ! Il fit ses adieux les larmes aux yeux, conscient qu’on l’envoyait à la mort. L’après guerre fut économiquement désastreux et Lucien vieillissant décida de cesser son activité commerciale. Il mit le commerce en gérance mais l’affaire ne tourna pas correctement ; alors il vendit le fonds se réservant les murs, la terrasse et le cabanon de pêcheur qu’il avait construit en dur en mitoyenneté de la terrasse. Les différents acquéreurs qui se succédèrent ne brillèrent que par leur malhonnêteté envers Lucien qui n’acceptant pas les conseils de ses proches se fit rouler dans la farine par eux. A sa mort c’est Doudou qui hérita de l’ensemble. Ce fut pour elle et sa famille un lourd fardeau et cause de bien des soucis. Après bien de longues et fastidieuses démarches notariales, le tout fut enfin vendu par morceaux de nombreuses années plus tard. Ces ventes furent à la fois un soulagement et un traumatisme: si les descendants étaient heureux de se libérer d’une gangue financière certaine, ils éprouvèrent un déchirement à se séparer de qui avait été le fleuron de la famille, l’aboutissement du travail de leurs ancêtres mais surtout le témoin d’une création familiale géniale qui après tant d’heures de gloire finissait si tristement sa destinée. Quant à Ludovic et Franceline du jour au lendemain, à la vente du commerce, ils se retrouvèrent à la rue et sans indemnité de licenciement. Heureusement que Ludovic avait malgré tout, n’en déplaise à ses anciens collègues, conservé son travail aux Forges et Chantiers de la Méditerranée : cela leur permit de faire face. Mais durant plusieurs années leurs finances ne leur permirent d’accéder qu’à une location d’appartement chez un cousin germain. Ce n’est qu’à la fin de leur vie que vendant « La Brise des Pins » dont ils avaient héritée, ils purent accéder à la propriété d’une modeste villa. Lucien ne sut jamais exploiter à fond ses nombreuses qualités ; la vie ne lui fut pas facile non plus ; quant à son tempérament comédien et facétieux il lui fit commettre pas mal d’erreurs et d’injustice. De droit c’est Ludovic et Franceline qui auraient dû hériter du restaurant et Doudou de la « Brise des Pins » ; croyant avantager sa fille pour laquelle il avait un gros faible, il inversa l’ordre des acquisitions à hériter : non seulement chacun fut mécontent de son héritage(l’un parce qu’il détestait les cigales et se jugea floué dans ses droits, l’autre parce que l’héritage était empoisonné du fait des ennuis qu’il généra à long terme) mais encore pour se disculper de ce partage inégal il fit croire à l’un que c’était l’autre qui avait quémandé cette part et inversement. Il s’ensuivit une fâcherie entre frère et sœur laquelle s’estompa au bout de plusieurs années mais l’entente ne fut alors jamais parfaitement cordiale malgré les efforts méritoires de chacun des deux parties. Rien de solide ne se construit hélas sur le mensonge ! Que reste-t-il de ce mini empire ? La « Brise des Pins » achetée par des Lyonnais a vu la construction d’une haute maison moderne à ses côtés: le terrain a été mangé par la pierre et l’ensemble ne rappelle en rien l’aspect exotique qu’il dégageait autrefois. Le cabanon, derrière le restaurant a été aménagé de façon moderne et la clôture en obture la vue. Seul le restaurant et la terrasse ont repris un peu de vie mais la vue sur la mer dont chacun jouissait depuis ce belvédère a été bouchée par une haute construction sur cet espace réservé autrefois au parking des bus des Cars Etoile que devait emprunter madame l’amirale pour se rendre à La Seyne. Le restaurant de DANIEL au bout de la plage a pris, lui, l’importance qu’il n’avait nullement avant guerre et qui était celle du RESTAURANT PIGNOL. Bien que les bâtiments de cet ancien restaurant PIGNOL aient été modestement restaurés, ils font encore pourtant pâle figure à côté de son concurrent direct.
Il faudrait cependant peu de choses sans doute pour que ce quartier excentré de la ville devienne une station balnéaire courue : une situation économique plus stable et plus riante sans doute mais aussi et pourquoi pas un mécène qui ait autant de génie que Lucien en son temps à condition qu’il ait, lui, un sens aigu de la gestion et qu’il sache, lui, faire des affaires ! Marie-Magdeleine GEORGES (1)
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